Younes Ben Slimane est architecte et il s’exprime aussi à travers la photographie, la vidéo et les installations. Son court métrage, « All come from dust » a reçu le « Tanit d’or », premier prix du court métrage documentaire aux J.C.C 2019.
E.L : Votre film « All come from dust » a fait sensation aux JCC 2019 et a été projeté en ouverture des premières Journées Architecturales de Carthage où tous les architectes l’ont adoubé et se sont « reconnus ». Parlez-nous de sa carrière.
Y.B.S : « All come from dust » avait été sélectionné au Festival International du Film de Locarno en 2019 -où il y avait beaucoup de résonnance entre les films présentés dans ma programmation. C’est là que l’on peut constater qu’il y a des sujets communs et universels que chacun va traiter à sa manière .Après les J.C.C il a été montré à à Pravo Ljudski Sarajevo, à Passaggi d’Autore à Sant’Antioco , en Italie,en décembre 2019, au festival du Court Métrage de Clermont Ferrand en février 2020.
Il a aussi été présenté au musée d’Art Contemporain à Skopje –C’est un format hybride qui s’apprête à la création vidéo.
E.L : …Et de sa genèse …
Y.B.S : Suite à plusieurs visites à Tozeur, j’ai visité la briqueterie. C’était une quête aussi identitaire : certains de mes aïeux venaient de Tozeur et ces personnes avaient peut-être édifié les premiers fours de la ville. J’y ai vu des liens invisibles qui peut-être font de moi un architecte ainsi qu’une personne qui est très sensible à la beauté de la médina de Tozeur en particulier et celle des architectures vernaculaires du monde en général. Est-ce que c’est inconscient ou tout simplement parce qu’elle est belle que l’architecture de Tozeur me bouleverse?
D’un autre côté je voulais aussi travailler sur la brique puisque c’est ce matériau qui donne à la ville tout son esthétique et qui génère l’émotion.
Je me retrouve donc à la briqueterie, un endroit déconnecté du temps : même si les conditions de travail sont difficiles, on remarque le travail manuel qui se fait toujours depuis des temps immémoriaux. J’ai demandé à l’un des artisans pourquoi il n’utilisait pas la machine qui aurait amélioré le rendement et le fini des surfaces. Il m’a répondu : « Nous, on est fait d’argile, et notre produit doit être dans la continuité des êtres humains », avec évidence et simplicité. Il y avait donc sur ces lieux de la magie.
Il y a mille ans on travaillait avec la même finesse, les mêmes gestes, et le même dosage et dans mille ans, on travaillera sans machine, avec les mêmes gestes avec les mêmes matériaux. C’est organique. Et c’est pourquoi le film s’ouvre dans un univers apocalyptique et que j’imagine que, dans ce même univers, il y aura toujours quelqu’un pour construire à partir de l’eau et de la terre, qui recommencera le monde parmi ses ruines.
Ce film glorifie le parcours de l’artisan qui présente une justesse, une intuition, une ingéniosité. Une sorte d’éternité, une boucle temporelle. On peut y voir une allégorie du passage du temps.
Ce n’était peut-être pas mon rêve de faire un film mais c’est ce lien très fort avec l’esprit du lieu qui a fait le film.
E.L : Vous avez des projets en cours …
Y.B.S : En ce moment je suis en résidence au Centre des Arts Vivants de Radès où je travaille sur une série de photographies et sur l’écriture d’un film. J’écris avec l’image plus qu’avec les mots. C’est elle qui sert de métaphore poétique, qui transmet l’émotion. On est dans la transcription d’une sensation.
A La Kamel Lazaar Foundation, je fais partie du programme « Octopus » qui est un programme éducatif de recherche artistique. Je le fais avec la commissaire Başak Şenova avec laquelle j’ai collaboré pour l’exposition, « Climbing through the Tide », à B7L9. Le programme est en relation avec l’université des arts appliqués de Vienne.
Le projet sur lequel je travaille reprend trois diagrammes exposés précédemment : « Shape of Death ». Il s’agit d’un projet où je vais utiliser plusieurs médiums dans le but de saisir la mort et la quantifier.
Les trois diagrammes qui partent du relevé des chaises en plastique que l’on dispose dans et en dehors de la maison quand une personne décède. Les chaises en plastique constituent une pâte invisible qui représente une configuration géométrique figurant des diagrammes de la mort.
E.L : Comme faites-vous le lien entre votre métier d’architecte et vos autres sources d’intérêt ?
Y.B.S: J’ai travaillé chez Alea Olea. On y travaille sur le quotidien, les usagers de l’espace et l’on sent que l’on crée des choses qui changent concrètement la vie des personnes. Ce sont des paysagistes, aussi… J’ai eu la chance d’intégrer un bureau qui me ressemble et j’ai beaucoup appris avec eux.
Mes études en architecture ont affecté mon lien avec tout ce qui m’entoure ; L’architecture devient un moyen qui me permet d’adapter le monde à mon échelle et de le côtoyer.
Quant aux sujets que je traite, ils semblent toujours avoir une relation avec l’architecture, elle est tantôt l’arrière plan d’une photo, tantôt le fond d’un film (All come from dust). Je ne vois pas aujourd’hui une limite distincte entre les disciplines, et l’architecture alimente continuellement mes créations.
E.L : Quelles sont vos inspirations ?
Y.B.S : En tant qu’architecte, je citerais André Ravéreau, Hassen Fathy, pour la beauté qu’ils ont saisie dans l’architecture « sans architecte » et , pour leurs précieux écrits Louis Kahn, Tadao Ando, Alberto Campo Baeza… Ces architectes me touchent car ils accordent beaucoup d’attention à la lumière naturelle et leurs écrits illustrent leurs œuvres.
Ils apportent un terrain solide à la perception du monde et à un retour aux sources à travers une compréhension profonde de l’essence de l’architecture et rendent à l’humanité la poésie de sa vie quotidienne. Ils arrivent à expliquer comment on va se sentir à l’intérieur de nous -mêmes, dans un espace. A écrire et à nous faire comprendre, penser, le fait qu’un espace puisse être l’extension de l’homme, de l’âme, de l’être.
Entretien conduit par Edia Lesage
Biographie :
Younes Ben Slimane vit et travaille à Tunis. Il est d’abord architecte formé à l’Ecole Nationale d’Architecture et d’Urbanisme de Tunis, avant de se découvrir une vocation pour l’art contemporain dont il apprécie la philosophie et la pratique grâce à des programmes de résidences artistiques comme à Dar Eyquem ou aux ateliers coteaux à Tunis. Utilisant divers médiums, il observe, analyse et s’inspire des vies et des paysages qu’il côtoie pour créer son œuvre. Il a fait partie des expositions collectives comme « Conscious Landscapes » au musée d’art contemporain de Skopje, « Climbing through the tide» à B7L9, «El kasma» lors de «Gabès cinéma Fen», « Homogeneus » à «l’Institut Français de Tunis » et « Jaou Tunis ».
Son court-métrage documentaire ALL COME FROM DUST a été sélectionné à Locarno Film Festival, en compétition officielle Pardi di domani 2019, à Pravo Ljudski Film Festival à Sarajevo, et remporte le Tanit d’Or aux journées cinématographiques de Carthage.