Des questions indiscrètes se posent indubitablement en regardant les portraits de Khaoula Ben Amara.
Qui dévisagent-ils ?
À quoi pensent-ils ?
À qui s’adressent les yeux dérangeant de ces hommes et ces femmes saisis dans des cénacles intimes et des solitudes du quotidien ?
Poses décontractées se combinent avec des faces de trois quarts et des pupilles dilatées, comme si le pinceau de l’artiste était un déclencheur d’appareil photographique qui prend par surprise et sans scrupule ses modèles. Autrement, la matière diaphane des œuvres nous ramène vers la sensibilité picturale qui dans l’exposition « A Portrait of Modern Life » se propose comme le son suggestif d’un silencieux journal du jour. L’expressivité de la ligne dans les micro fabulas À partir de contrastes acidulés et de plages texturales graphiques s’imposent les figures et les motifs d’humains et d’animaux.
Dans “Modern morning” le chat, attentif à la coprésence du spectateur et le regard détourné de sa maîtresse, grignote un peu du réalisme qui peut transparaître de la scène. Les personnages inhabituellement dénudés nous arrachent eux-aussi à la promesse d’une image copiant naïvement un moment anodin. Les hiboux, les hirondelles et les pigeons qui ponctuent les acryliques et les dessins de l’artiste participent peu ou prou aux micro fabulas domestiques et extérieures, et révèlent surtout la maîtrise du jeu de proportions des masses colorées et des dessins stylisés.
La ligne comme contour et comme mouvement invite le spectateur à une lecture diagrammatique des éléments parlant qui composent “Red Handed I” ou encore “Bar Ettaouss”.
Il y a un peu d’Henri Matisse dans sa façon de voir les formes du réel, nous a confié Khaoula Ben Amara. Les mains tremblantes dans les deux tableaux racontent-elles ainsi les tourments introspectifs de la jeune fille ou les discussions tièdes d’un after work à Tunis ? À leur tour, les filets d’ocres et de vermillon humanisent les natures mortes que l’artiste inclut dans les portraits de la vie moderne, combien même ils ont quelque chose d’intemporel ces restes de plats méditerranéens et le photobombing domestique du chat noir. Le visage, tel quel Oui, nous sommes en Tunisie ou en présence de Tunisiens, semblent nous dire à leur tour les objets posés dans des décors qui apaisent les fringales de couleurs pimpantes.
Une bière, un paquet de cigarettes, porte-étendards de marques et d’habitudes de consommation populaires et locales, ces indices chuchotant, comblent-ils ici un tant soit peu l’absence délicate de références sociales ?
À quel profil associe t-on le gars tranquillement assis devant sa tasse de café remplie dans le tableau “Cold Coffee”?
À personne ; sinon, il renvoie à son être-là, dans son plus simple appareil émotif, quelque chose entre l’ébahissement et la neutralité. L’expressivité dédramatisée de son visage instaure t-elle de fait avec le spectateur une intersubjectivité dénuée d’apriori mondain.
L’art du portrait de Khaoula Ben Amara prend acte de la visagéité telle que la déplie Emmanuel Levinas dans son éthique morale. Pour le philosophe français le visage s’arme et se désarme par sa fonction communicative.
« Autrui qui se manifeste dans le visage, perce en quelque sorte sa propre essence plastique, comme un être qui ouvrirait la fenêtre où sa figure pourtant se dessinait déjà. Sa présence consiste à se dévêtir de la forme qui cependant déjà le manifestait. » L’artiste ne nous impose pas l’altérité déconcertante d’un excès d’émotivité ou d’identité culturelle problématique d’un protagoniste, elle nous offre la possibilité de l’aveu affectif dans ce qui se donne à voir directement et sans fioritures à travers les moments les plus communs de la journée.
Hanen Hattab