Il y a des moments dans la vie, où l’être humain se débarrasse de son identité, de son nom, de son métier, de toute appartenance générique, ethnique ou religieuse. Il devient une force motrice, une masse, une énergie, un corps organique, une expression à l’état pur et originel, une émotion et un espace-temps. Kais Ben Farhat a su capter ses moments à travers son objectif, en questionnant le corps dramatisé. A travers des séries de photos de théâtre intitulées « Folie de théâtre », le photographe nous offre ce moment de vérité très fugace, qui d’habitude échappe à l’œil nu : un milieu et un hors temps. Il s’agit de la brèche entre la personne et le personnage, entre le réel et son interprétation, c’est le corps humain qui devient affect et tension. « Le rôle de l’art, comme le souligne Deleuze, ce n’est pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capter des forces. Il ne s’agit pas de représenter des choses visibles mais de rendre visible des choses invisibles. »
Primés par quatre prix nationaux, avec à son actif des rencontres photographiques, plusieurs expositions collectives et trois projets personnels, Kais Ben Farhat est un jeune photographe contemporain tunisien. Artiste pluridisciplinaire pour qui « la photographie est une image, une pratique, un métier et une vie[1] », il se définit surtout comme adepte de la photographie artistique. Il a su tracer sa voix dans le monde de la photographie appliquée et artistique. Il a forgé un style et une personnalité uniques. Variant les thématiques[2] qui les puisent de son vécu, Ben Farhat questionne la misère, la mélancolie, la fragilité psychologique et la douleur.











Sur les pas de Rosemarie Clausen qui a élevé pour longtemps la photographie de théâtre au rang d’un genre en soi, les séries photographiques des Kais Ben Farhat, sur des pièces de théâtre sont loin d’être un témoignage d’une représentation ou une illustration plate. Leurs photographies sont des moments de poésie scénique qui témoignent d’une grande sensibilité aux capacités d’expression de la gestuelle humaine. En effet, après avoir expérimenté le théâtre en suivant des cours pendant deux ans[3], Ben Farhat voulait vivre cet art dramatique à travers son viseur. : «À partir de la première pièce « Le Fou » ce fut le coup de foudre et j’ai continué à travailler sur ce thème durant les deux années suivants. »
Posant un regard en noir et blanc sur l’art de la scène, Ben Farhat varie les approches afin d’extraire ce ressenti qui le fascine, l’émotionnel, le pulsionnel voire même le nerveux. Certains clichés nous donnent à voir son personnage-figure cadré à travers des formes géométriques. L’isolant ainsi dans des ronds, des ovales des rectangles obtenues par l’éclairage, le décor ou les accessoires, le photographe sort du figuratif, du discursif, du narratif vers le figural comme l’entend Deleuze. Il rompt avec l’histoire pour mettre en évidence la sensation. Figeant ainsi l’instant et l’action scénique, il obtient des masses-énergétiques sculpturales, majestueuses et monumentales. A travers lesquelles, la sensation semble être accumulée, stratifiée et coagulée.
A la quête de cette tension voilée, le photographe, à travers d’autres prises, s’éloigne complètement du figuratif avec son aspect intelligible et dicible, par le bais de flou du mouvement : «Le corps humain photographié lors de ces scènes de théâtre est un vrai mystère. L’art dramatique m’intéresse surtout dans le mouvement qui y est lors des pièces jouées..» Kais Ben Farhat est à la recherche de ce que Henri Cartier-Bresson nomme « l’instant décisif », fraction de seconde de transformation émotionnelle et de ressenti pur et sincère, de ces forces dynamiques, rythmiques et pulsionnelles qui déforment et distordent.
Kais Ben Farhat écrit et dessine par le biais du corps en action théâtralisé sur un fond noir. Ce corps devient un traceur, avec sa posture embryonnaire, sa tête flottante- criante, ses membres étirés et contorsionnés, nous donnant à voir une symphonie plastique et graphique, qui laisse transparaitre, par le contraste du clair-obscur et l’esthétique du noir et blanc, des lettres, de la calligraphie, des créatures hybrides : mi-homme, mi- animal, mi-objet-matériau. Dans un troisième moment de cette série, le flou de mouvement rature le corps-figure, le floute, l’estompe, efface tout contour et toute limite. Incernable avec ses aplats étalés et fondus, ce corps- figural protéiforme, est tantôt fantomatique, transparent et translucide, tantôt hystérique, mais toujours déformé, transfiguré, ondulé, vibrant et captivant. Il est dans une infinie étreinte avec lui-même, en parfaite symbiose avec son espace-objet.
En photographiant, Kais Ben Farhat met son œil, sa tête, et son cœur, dans la même ligne de mire.
Wejden Jerbi
[1] Entretien avec Kais Ben Farhat le 28-08-2021.
[2] Bidonville, la révolution tunisienne, le théâtre, l’homme et la Medina,
[3] En suivant des cours à El Teatro avec Taoufik Jebali, de 2016 à 2018.