La photographie comme catalyseur de la distance que nous avons envers nous-même

Entretien avec l’artiste Lilia El Golli.

Lilia El Golli raconte l’histoire de « Migrant Wrong Song » (La série photographique « Migrant Wrong Song » a été présentée, en Octobre 2019, à Tunis, lors de l’exposition « Le XXIème siècle sera-il africain » à Yosr Ben Ammar Gallery.)

WG : La photographie de Lilia El Golli, témoin d’une vie entre présence et absence…

Dans le cadre de ce travail sur le « Migrant Wrong Song », les thématiques de l’absence et de la présence, en tant que catégories subjectives, ne semblent pas aisées à photographier, tant elles forment des objets difficilement objectivables. Comment établissez-vous ce rapport entre présence et absence ? Mais d’abord, absence et présence de quoi et de qui ?

LEG : Dans le métier de photographe, j’aime profondément réaliser des portraits, qui est un exercice plus profond qu’on ne le pense. Outre la technicité et travail de lumière sur les différentes parties du visage, les différentes facettes, je cours après le millième de seconde où le sujet accepte de donner de sa vérité. C’est la seule chose réelle qui importe à mes yeux. Pouvoir capter cet aspect invisible. Cet exercice m’a énormément aidé à développer l’envie de fixer en image ce que je ressentais inconsciemment, ce que j’imaginais d’une personne ou situation, et rapprocher les deux bords, raccourcissant l’espace entre l’imaginé et l’imagé. Ce métier est un travail perpétuel de distance. La photographie est un excellent catalyseur de la distance que nous avons envers nous-mêmes, de l’image que nous nous renvoyons, de l’humanité que nous taisons ou faisons exploser face à des drames tels que ceux des migrants noyés en Méditerranée.

WG : Les trois prises de vue, de cette série, laisse entrevoir de dures images allant de l’acte de donner naissance (présence), à la destruction, la perte, la mort (absence). Ces mêmes images permettent au même temps, et d’une manière métaphorique, de donner à l’absence une réelle présence. Comment expliquez-vous ce rapport dans votre recherche photographique ?

LEG : L’œuf a été un excellent médium pour m’aider à représenter des images mentales. Il permet d’amener la notion d’un miroir, où ce qui est et ce qui est projeté ne forme en réalité qu’un. L’œuf a ce fascinant pouvoir d’entremêler le début et l’achèvement d’un Tout. Le chaos et l’ordre. L’ombre et la lumière. Ce qui est incroyable, c’est que l’œuf soit présent dans de nombreux symbolismes religieux, de nombreuses métaphores spirituelles, de tant de pays, et de peuples différents. Dans certaines croyances, il faut avoir été initié pour comprendre la portée du mystère que peut représenter l’œuf.

Alors telle une enfant, je réalise des mises en scène, de manière instinctive et, très certainement au début, de manière inconsciente, en abordant l’objet comme un trésor avec lequel on peut jouer. Ce n’est que lorsque j’édite mes prises de vue, que je prend conscience du hors champ fictionnel et émotionnel créé. Je voulais tout simplement raconter une histoire.

WG : Lorsque l’usage de cette série suscite poétiquement une image interne à la migration, la photographie apparaît d’emblée comme un moyen de préserver ce qui caractérise la condition migratoire, une présence dans l’absence. En tant qu’ « objet de migration, la photo recueille et expose une trace du migrant, au même titre que la lettre ou le message enregistré, dont parlait Sayad (1985). » En dehors de cette fonction de l’image interne à la migration, quel sens avez-vous donné à la photographie dans le champ de ce travail portant sur la migration ?

LEG : Le sens profond s’inscrit dans la place accordée à l’imaginaire. Toute migration est née d’une volonté de mieux vivre sa condition humaine, nourrie d’un imaginaire de ce que l’on fantasme du « mieux ». Encore et encore, ce décalage entre l’imaginé et l’imagé. Dans des sociétés qui offrent une peau de chagrin en terme de perspectives d’avenir, où le rejet de l’autre pour imposer sa propre vision fait foi, avoir recours à l’imaginaire permet de survivre quand la réalité est insurmontable. J’ai tenté de figer cette sensation. Ces images ne sont pas dures, c’est la situation qu’elles dépeignent qui l’est. Elles sont juste la coquille qui accueille la matière. Une image enceinte d’une situation avortée.

WG : La puissance que dégagent ces images donnent à voir le geste inconscient d’une sculpture photographique. L’artiste qui est en vous interroge ici à la fois l’entre-deux dans lequel une œuvre peut exister entre les médiums et tente de repousser les limites de sa définition. Que pensez-vous de ce rapprochement ?

LEG : Nous n’avons pas la même matière première, mais j’envisage bien le parallèle dans la démarche créative. Façonner une image, au sens propre du terme, de la prise de vue en studio jusqu’à son impression et encadrement est aussi angoissant qu’excitant, processus recelant une part de découverte à chaque étape. Nous n’avons pas la même glaise, mais la richesse du chemin et son potentiel en aboutissements ont très certainement des similitudes.

WG : Cette série « accoucherait » d’un premier volet de l’œuvre dans sa totalité, comment serait la suite ?

LEG : Je travaille sur plusieurs axes en même temps, en tournant inlassablement autour de l’éclosion d’un nouveau monde.

Entretien réalisé par Wafa Gabsi

LILIA EL GOLLI

Auteur Photographe 27 Juillet 1972 Marly Le Roi – France
BIOGRAPHIE et CHEMIN ARTISTIQUE « La Réalité est une Vision d’Optique » Née sous le soleil de Tunisie, j’ai grandi dans la Ville-Lumière : Paris, tout en gardant de solides racines gorgées de soleil tunisien. Mon approche présente un axe principal qui pourrait se consolider en une seule expression : Mère Nature. Très attachée à la photo surréaliste, mon approche réside en un voyage intérieur, aux frontières du mysticisme, que j’exprime en images, tâches de couleur, ombres et lumières, mouvements, expressions d’une seconde, respirations imperceptibles. Ces Ombres et Lumières ont une résonance en ce que j’ai de plus intime, me parlent et attirent mon regard. Mère Nature prend, dès lors, une place importante dans mon parcours, recelant en son intérieur des silences et des secrets, des murmures et des souffles, bien plus forts que toute parole.

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